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Témoignage O3

Rôle du tiers indépendant dans le cadre d’une procédure de conciliation en vue d’une sauvegarde accélérée

Si les tiers indépendants experts financiers intervenaient déjà dans les plus gros dossiers de restructuration, leur intervention deviendra sûrement encore plus incontournable dans le cadre des procédures avec classes de parties affectées. En effet, l’ordonnance n° 2021-1193 du 15 septembre 2021 a érigé des notions financières en tant que pivot de l’application des dispositions légales : test du meilleur intérêt des créanciers, valeur liquidative, valeur en continuité, moyens similaires ou équivalents, autant de notions finalement peu juridiques mais essentielles pour la construction de plan avec classes de parties affectées et leur arrêté par une juridiction. Le rôle du tiers indépendant dans le cadre de telles procédures sera d’apporter à l’entreprise, ses créanciers, aux organes de procédure et à la juridiction, par un regard extérieur, objectif et critique, l’assurance de la faisabilité et de la viabilité du projet proposé, ainsi que la démonstration du respect par le projet de plan des nouveaux critères légaux/financiers.

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Jean-Michel Matt

Expert-comptable, expert judiciaire et associé fondateur d'O3 Partners

La qualité de tiers indépendant s’entend, dans ce contexte, d’un ou de professionnels extérieurs qui vont collaborer avec l’entreprise, ses équipes et ses conseils habituels, expert-comptable et commissaire aux comptes, et leur apporter ses/leurs compétences et un regard extérieur pour revoir les prévisionnels d’activité et de résultats, les valider ou, en les critiquant, les faire évoluer vers plus de réalisme et/ou d’objectivité.


Ce tiers, expert-comptable, dans cette phase amont, collabore mais est indépendant des services de l’entreprise, de son expert-comptable et du commissaire aux comptes. Le tiers indépendant est cependant missionné par l’entreprise et son intervention est payée par elle. Il n’est pas un expert désigné par une juridiction. Son rôle est de donner aux tiers, et à l’entreprise elle-même, la lecture la plus objective et sincère de la situation et de ses perspectives. Il s’agit souvent de donner des explications pour qu’un système complexe soit mieux compris.


Cette mission, on l’a vu, est préalable au déroulement de la phase de conciliation. C’est une étape incontournable sans laquelle il semble déraisonnable de s’engager dans une telle procédure aux délais très courts et d’en espérer un résultat positif.


Cette mission se déroule ensuite jusqu’au vote du plan afin de pouvoir ajuster des prévisions ou de répondre aux questions de créanciers ou de la juridiction.

I. Les objectifs de l’intervention du tiers indépendant

Le tiers indépendant remplit plusieurs fonctions selon qu’on s’adresse aux créanciers, aux organes de la procédure ou à la juridiction. Son intervention est également indispensable à l’entreprise car il :

  • collabore avec les équipes en interne et avec les conseils de l’entreprise, expert-comptable et commissaire aux comptes, et pose avec délicatesse les questions qui gênent, pousse sans brutalité le management dans ses retranchements, valide chaque option, interroge et conseille. Parce qu’il est extérieur, il dispose du recul nécessaire pour remettre en cause le cas échéant des options retenues ;

  • fournit une information fiable : après une phase de constat de ses difficultés, durant laquelle l’entreprise est généralement peu communicante – ce que déplorent collectivement ses partenaires, banques ou fournisseurs principaux  –, il est nécessaire de reconstruire une relation de confiance. Les créanciers veulent comprendre où en est l’entreprise, quelle est la réelle nature des difficultés et quelles sont les solutions envisagées. Tant qu’il reste dans le flou, un créancier ne sera pas enclin à faire un quelconque effort dont il ne comprend pas l’intérêt. De même souhaitera-t-il comprendre les efforts demandés aux autres créanciers et ceux auxquels se sont engagés les actionnaires ;

  • rassure : il est nécessaire que les créanciers, comme les organes de la procédure et la juridiction, aient aussi peu de doutes que possible sur le réalisme et la pertinence des informations financières et juridiques qui leur sont données. Le tiers indépendant, à la fois par sa technicité, son expérience et son indépendance, doit apporter cette assurance. Il est donc très important que son rapport puisse tracer les contrôles qu’il a effectués et, le cas échéant, les ajustements qu’il a proposés ;

  • calibre : ses travaux permettent de déterminer l’effort minimal à consentir par chacune des parties prenantes, afin qu’il ne soit pas demandé aux créanciers des sacrifices non nécessaires, mais aussi que le risque de devoir revenir leur demander des contributions complémentaires soit minimisé ;

  • valide ou infirme la faisabilité d’un plan et le choix courageux de l’entreprise et son dirigeant de s’engager dans une période judiciaire complexe et exigeante et un plan d’une durée longue qui, nécessairement, réduit les capacités de développement de l’entreprise. Il doit en conséquence faire preuve de fermeté quand son analyse le conduit à considérer qu’un plan est irréaliste.

Sa réputation et la valeur de sa signature sont à ce prix.


II. La compréhension du modèle économique et le diagnostic

Il est indispensable au tiers indépendant d’acquérir une bonne compréhension du métier de l’entreprise et de son modèle économique. La maîtrise de ces éléments sera déterminante par la suite tant pour la qualité du diagnostic que pour la pertinence des mesures correctives.

Dans le cas du groupe ABC, les éléments majeurs à retenir étaient les suivants :

  • l’électricité est un bien non stockable (du moins à grande échelle et dans des conditions économiquement acceptables). Tout déséquilibre entre production et consommation induit des perturbations techniques potentiellement majeures sur le réseau. L’électricité est produite par divers moyens, dont les coûts de revient sont très loin d’être similaires. Le coût de revient marginal du dernier électron produit est donc déterminant pour le prix de marché ;

  • la demande prévisible d’électricité peut être modélisée avec une certaine finesse, mais des aléas, dont le principal est la météo, peuvent venir perturber cette prévision, parfois dans des proportions significatives. L’ajustement se fait par les marchés, et donc aux conditions de ceux-ci ;

  • le marché de l’électricité s’est ouvert à la concurrence depuis plusieurs années. Toutefois, il demeure très fortement régulé pour plusieurs raisons :

  • ce marché n’est pas encore parvenu à une situation de maturité, et des dispositifs transitoires sont encore jugés nécessaires pour en assurer la stabilité ;

  • les contraintes techniques évoquées supra, alors que le réseau électrique est unique, font que le dysfonctionnement d’un seul opérateur pourrait avoir des conséquences globales sur l’ensemble des acteurs du marché ;

  • et surtout, l’électricité est à la fois un bien de première nécessité pour les consommateurs et un intrant majeur pour l’industrie  : elle affecte donc un ensemble assez vaste de politiques publiques et ne peut laisser les pouvoirs publics indifférents.

De ce fait, les mesures envisagées doivent systématiquement être examinées au regard de leur conformité à la réglementation spécifique du secteur.


III. L’independant business review

L’independant business review (IBR) a été réalisé dans un dialogue permanent entre le tiers indépendant, les équipes, le dirigeant de l’entreprise et ses conseils. C’est ainsi que les idées les plus pertinentes ont pu émerger, le tiers expert conservant une attitude à la fois impartiale et constructive.

Le diagnostic ainsi réalisé des difficultés rencontrées par le groupe ABC peut se résumer ainsi :

  • les perturbations causées par la crise du Covid-19 ont eu un impact majeur, car elles ont rendu partiellement inopérants les modèles prédictifs de consommation d’électricité développés par ABC  : à des baisses brutales de la demande durant les confinements, obligeant les opérateurs à brader sur les marchés leur puissance excédentaire, a succédé une reprise brutale de la consommation qui, dès le milieu de 2021, a provoqué une vive croissance des prix ;

  • ces perturbations, qui ont affecté peu ou prou tous les opérateurs du marché, ont eu des conséquences particulièrement fortes sur le groupe ABC, qui menait au début de 2020 une politique agressive de croissance de ses parts de marché ;

  • un incident ponctuel ayant conduit à la perte pour 2021 du droit de ABC Energy à l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) (quota de puissance des centrales nucléaires exploitées par EDF, mis à disposition des opérateurs alternatifs dans des conditions de prix très compétitives), a eu des conséquences d’autant plus nocives qu’il accroissait la dépendance de ABC Energy aux marchés ;

  • une série de chocs externes (voir ci-après) a profondément et durablement déstabilisé le marché à compter de l’automne 2021.

Face à cette série d’événements adverses, le groupe ABC dispose d’un atout important : l’accès à un certain volume d’approvisionnements à des prix décorrélés du marché, du fait notamment de contrats avec des producteurs, volume augmenté dès le début de 2022 par la réouverture de l’accès à l’ARENH.

L’axe stratégique du business plan était donc trouvé : il fallait autant que possible contraindre la demande des clients afin de la contenir dans l’enveloppe des approvisionnements hors marché, qui ne posaient pas de problèmes de rentabilité, et, à l’inverse, limiter drastiquement les besoins sur le marché, dont les conditions fin 2021 et 2022 ne permettaient pas d’escompter une quelconque rentabilité. La décision a donc été prise de stopper quasiment tout effort commercial de prospection de clientèle, jusqu’à ce que les marchés aient pu retrouver une forme de stabilité.

Si le cap était clair, le calibrage fut complexe, les paramètres retenus s’avérant obsolètes au fur et à mesure de leur mise en modèle :

  • divers événements externes ont conduit à la prolongation bien plus longtemps qu’initialement anticipée de l’instabilité du marché de l’électricité : annonces successives sur l’indisponibilité d’une partie du parc nucléaire d’EDF, guerre en Ukraine ;

  • les pouvoirs publics, soucieux d’éviter la répercussion de ces faits sur le pouvoir d’achat des consommateurs, ont fluctué dans les réponses à apporter, celles envisagées s’avérant rapidement insuffisantes et/ou trop onéreuses ;

  • le constat de l’absence du soutien de certains créanciers majeurs au plan de sauvegarde de ABC Energy a également forcé à revoir celui de XYZ Energy.

C’est ainsi que quatre versions successives de l’IBR ont été émises, afin de coller au plus près d’une réalité fluctuante.

En définitive, l’entreprise a souffert pendant deux ans de la crise et il lui faudra trois ans pour retrouver un équilibre d’exploitation, d’où la nécessité d’un accompagnement progressif de la part des créanciers et d’abandons de créance pour que le plan soit viable.

Tout au long de la procédure, conciliation ou sauvegarde, l’accompagnement de l’expert, tiers indépendant, s’est avéré nécessaire pour expliquer les conséquences sur le modèle de certains événements du marché. Une note complémentaire à destination des créanciers leur a été transmise le 17 décembre pour expliquer l’évolution du marché et donc des prévisionnels.

De même, le vote négatif de certains créanciers de ABC Energy a contraint à la révision du modèle économique de sa sœur. L’expert indépendant a dû reprendre les projections pour valider la viabilité du plan malgré ce changement de modèle de groupe.


IV. Les valorisations

Qu’il s’agisse de déterminer le type de procédure de traitement des difficultés, ou encore d’établir les droits d’une catégorie de créanciers, la réforme de septembre 2021 des procédures collectives a consacré l’idée, sur le terrain économique, que les décisions à prendre pouvaient, et devaient, être appréciées sur la base de critères quantifiables, visant à la maximisation de la valeur.

C’est ainsi que la loi appelle à établir la valeur d’entreprise sur la base de trois approches :

  • la valeur liquidative des actifs, qui s’entend de la valeur à laquelle les différents éléments cessibles de son actif peuvent trouver preneur, isolément, sur le marché ;

  • la valeur globale de cession de l’actif économique, qui peut correspondre à la valeur du fonds de commerce de l’entreprise, telle qu’elle s’établirait dans un plan de cession ;

  • la valeur en continuité d’exploitation, qui est donc sa valeur actuelle, compte tenu de ses perspectives, telle qu’elle s’établirait dans le cadre d’un plan de continuation.

Ces valorisations reposent bien entendu sur le diagnostic précédemment formulé, sur les mesures retenues, y compris le cas échéant, les efforts sollicités des créanciers et sur les modélisations financières présentées dans l’IBR.

Plusieurs observations peuvent être faites sur ces valorisations :

  • les méthodes d’évaluation utilisées sont celles usuelles (actif net réévalué, comparables, ratios, discounted cash flow (DCF)…). Toutefois, en fonction des objectifs de chacune des valeurs établies, les méthodes d’évaluation pourront différer d’une valeur à l’autre. Par exemple, la méthode DCF sera sans doute plus pertinente pour la valeur en continuité que pour les autres valeurs ;

  • il y a lieu de tenir compte, de manière proportionnée, de la situation de l’entreprise et des risques inhérents à la réalisation du plan. C’est ainsi, par exemple, que la valeur « DCF » en continuité de XYZ Energy a été actualisée avec un taux majoré de quatre points pour tenir compte du poids du passif ;

  • il y a lieu d’analyser les éventuelles restrictions à la cessibilité affectant certains actifs, et de les prendre en compte. Ainsi, bien que les droits ARENH présentent, dans l’absolu, une valeur non négligeable, il n’a pas paru possible de leur affecter une valeur liquidative, leur cessibilité n’étant pas assurée ;

  • en cas d’activités multiples, il convient en permanence de s’interroger sur l’intérêt d’une valorisation globale ou segmentée, et de retenir dans tous les cas l’option la plus favorable aux créanciers : ainsi, les trois activités de XYZ Energy ont été considérées distinctement en valeur liquidative, puisqu’il a été retenu que l’activité d’agrégation pouvait susciter un intérêt particulier de repreneurs potentiels, permettant d’en accroître la valeur de cession. À l’inverse, en valeur de continuité, il a été retenu que ces trois activités formaient un ensemble cohérent, dégageant des synergies suffisantes pour qu’il soit préférable de les considérer comme un tout.

La présentation d’un rapport d’évaluation étayé et documenté, appuyé sur l’IBR, a permis d’éviter que le sujet des valeurs ne conduise à des contestations de certains créanciers, ce qui eût à tout le moins été contraire à l’intérêt de la célérité de la procédure, facteur qui avait été identifié comme majeur pour le bon aboutissement de celle-ci.

Les évaluations réalisées par le tiers indépendant mandaté par l’entreprise, pendant la phase préparatoire et exploitées pendant la conciliation pour assurer une juste information des créanciers et de la juridiction, ont été revues et validées dans le cadre de la procédure de sauvegarde par un expert judiciaire qui a pu trouver dans la documentation fournie au soutien des travaux du tiers indépendant les éléments lui permettant d’en confirmer la pertinence.

L’ensemble de ces travaux a abouti à un consensus des créanciers sur les valorisations obtenues. Aucun recours fondé sur une contestation des valeurs n’a été porté devant le tribunal compétent.

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