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Témoignage client

La position schizophrénique des dirigeants de multinationales : la recherche d'équilibre entre intérêts contradictoires

De mars 2020 à juillet 2022, Fabrice Orban s’est retrouvé à la tête d’un colosse aux pieds d’argile. Avec 305 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2019, Hamon était un leader mondial dans le domaine de l'ingénierie et de la maîtrise d'œuvre de systèmes de refroidissement et de dépollution des fumées industrielles. Mais ce groupe belge, côté sur Euronext Bruxelles, était confronté à d’importants problèmes financiers et courait après les commandes et la rentabilité opérationnelle depuis plus de 10 ans. A bout de souffle malgré différents plans de restructuration, il enregistrait une perte de 42,7 millions d'euros en 2020. Épaulé par O3 Partners et l’avocat Yves Brulard durant cette période à la fois difficile et cruciale pour l’entreprise, Fabrice Orban revient pour nous sur une expérience hors du commun.

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Fabrice Orban

CEO du groupe Hamon

  • Dans quel état est le groupe lorsque vous prenez sa tête ? 

 

Je rentre dans le groupe à l’initiative de l’actionnaire principal, la SOGEPA, le bras “retournement” de Wallonie Entreprendre (WE), l’outil de support à l’économie de l’État wallon, à un moment où en interne l’entreprise n’est pas encore “retournée”, ni opérationnellement ni stratégiquement. Le nettoyage des activités chroniquement déficitaires ou  problématiques a été réalisé avant ma prise de fonction, notamment avec la cession à prix négatif à un groupe allemand de la division Process Heat Exchange (PHE). Il reste donc dans le portefeuille des activités chroniquement et lourdement déficitaires qui sont un défi pour la viabilité du groupe à très court terme. Quant à la trésorerie, elle est trop juste pour assurer l’activité, voire critique dans certains pays. L’entreprise est en soins intensifs depuis des années et on lui apporte régulièrement des poches de sang. La SOGEPA y a déjà injecté plus de 100 millions d’euros. Mais aucun chirurgien n’est encore intervenu pour “ouvrir” le malade, diagnostiquer en profondeur les opérations et la stratégie en place, voir ce que l’on peut encore sauver et dire ce qu’il faut faire pour le sauver.

En sus du contexte général de l’entreprise, je prends mes fonctions précisément le 2 mars 2020, au démarrage de la crise du COVID 19, 6 semaines après le lock-down de la Chine et 12 jours avant le lock-down du reste du monde. Quatre (4) semaines après ma prise de fonction, je devais déplorer le décès de mon Président du Conseil d’Administration des suite du COVID. Il s’écoulera 17 mois avant que l’actionnaire ne consente à le remplacer.

 

  • Vous avez été ce chirurgien ? 

 

En quelque sorte. Après avoir géré les priorités sanitaires imposées par la crise du COVID dès le 2 mars 2020, premier jour de ma prise effective de fonction, et mis le groupe en capacité d’opérer en mode « lock-down / full home working » dans toutes les filiales, nous avons établi un diagnostic en profondeur avec les équipes opérationnelles. Et une feuille de route de redressement a été présentée et acceptée par toutes les parties prenantes dont l’actionnaire et les créanciers seniors, principalement le consortium bancaire et les détenteurs d’obligations. Au-delà du plan d’action industriel, celle-ci comprenant un important volet de reconstruction des fonds propres, notamment par augmentation de capital et restructuration de la dette senior, tout ceci en deux temps durant 2021. Cependant, et malgré le succès d’une première augmentation de capital intervenue à l’été 2021, les partenaires banquiers ont tiré la prise fin 2021, empêchant ainsi le groupe d’aller au bout de l’opération, et déclenchant le passage sous protection du tribunal de l’entreprise (équivalent du tribunal de commerce en France). Pendant la première phase de la gestion de l’insolvabilité du groupe, nous avons tenté de le céder dans son ensemble, mais nous n’avons pas trouvé d’acquéreur prêt à reprendre et refinancer l'entièreté du périmètre en assumant le risque lié aux activités déficitaires alors toujours en portefeuille. Le poids de ces dernières était trop lourd par rapport à la valeur des activités qui restaient viables. Le montant à injecter dans le groupe pour le refinancer était trop important et le ratio “risk / return” rendait l’opération spéculative à l’analyse des fonds de retournement potentiellement en lice. Nous avons reçu des offres indicatives de reprise, mais elles ont été considérées comme inacceptables par les banques et les actionnaires. Par conséquent, nous sommes entrés dans une seconde phase qui est en fait une restructuration « par le bas » passant par une cession des branches viables du groupe. Nous avons dû travailler sur ce projet de découpe et détourage, à la fois géographique et par activité. Et dans les entités viables étaient logées une partie des activités françaises. Sur les conseils d’Yves Brulard, avocat belge spécialisé dans la gestion de l’insolvabilité à l’international, j’ai donc pris contact avec Isabelle Didier, avocate et administratrice judiciaire française, directrice générale de la SPE O3 Partners, pour m’accompagner dans la structuration et la conduite du processus de cession de ces activités. 


  • Quel a été son rôle ?

Isabelle Didier nous a aidés à gérer l’insolvabilité des activités françaises et à préparer leur cession, à cheminer à la fois sous l’égide du tribunal de l’entreprise de Nivelles, qui est la juridiction compétente pour la maison mère de Hamon, et celle du tribunal de commerce de Bobigny. Il faut bien comprendre que cette situation induit pour moi, qui suis à la fois CEO du groupe Hamon et en même temps président du conseil d’administration de toutes les filiales, dont les françaises, un sentiment de confusion proche de la schizophrénie. Je dois veiller tout à la fois aux intérêts des actionnaires et créanciers du groupe et à ceux des entreprises locales. En tant que CEO, je représente les actionnaires, les créanciers, les banques et les obligataires, qui veulent sauvegarder les intérêts de la maison mère en Belgique et maximiser la valorisation de ce qui peut être cédé. Mais en tant qu’administrateur des filiales du groupe, j’ai la responsabilité de protéger les parties prenantes locales: les employés, les créanciers et éventuels prêteurs locaux. Et ceci en respectant les règles de droit local de chaque pays dont j’ignore souvent tout.


  • Il y a donc conflit d’intérêt ? 

 

Ou du moins une perception extérieure, une suspicion, un risque de conflit d’intérêt permanent. A fortiori dans le contexte de compétition dans laquelle va rentrer une partie de mon équipe managériale pour tenter de reprendre une partie des activités qu’elle dirige, notamment en France… Les questions qui m’ont agité sont nombreuses. Si je favorise le management, dont notamment l’équipe de direction des activités françaises, y a-t-il un risque que je sois taxé de conflit d’intérêt par mon actionnaire ? Peut-il douter de mon engagement à obtenir le meilleur prix possible si c’est une partie de mon équipe qui rachète ? A contrario, si je soutiens un candidat acquéreur perçu comme hostile par les employés français, le tribunal peut-il me prendre en défaut en disant “attention, vous ne pouvez pas envisager de vendre une entreprise contre la volonté de son personnel” ? C’est un vrai casse-tête de s’assurer, à chaque étape des procédures belge et française, que personne ne soit, ou du moins n’ait le sentiment d’être lésé. Ce besoin de veiller au bon déroulement des procédures et au respect des intérêts en cause est particulièrement important pour moi car je suis en première ligne. Et je vis avec un léger décalage de quelques semaines de multiples situations plus ou moins similaires en Belgique, en Allemagne, en Pologne, en Espagne, en Inde, en Chine, en Corée, au Vietnam, au Royaume-Uni ainsi qu’aux États-Unis. C'est très stressant !


  • Comment vous en êtes-vous sorti ? 

 

En restant calme, serein et le plus transparent possible avec mon équipe, mes conseils juridiques, les organes de gestion du groupe et les différents tribunaux saisis, même si en droit tout n’est pas traductible de manière parfaitement binaire. Il faut raconter la même chose à tout le monde avec le moins de décalage temporel possible, sans jeu d’une quelconque nature que ce soit. Faire preuve de bonne foi et agir en bon professionnel, voire en père de famille bienveillant. Lorsque la cession de l’essentiel des activités viables a été réalisée ou en passe de l’être, j’ai rendu tous mes mandats dans toutes les filiales du groupe, et a fortiori mon mandat de CEO du groupe. Ma valeur ajoutée avait diminué et mes batteries étaient à plat. J’avais suffisamment donné de mon temps, de mon énergie, et de mon argent. Fin 2021/début 2022, j’ai renoncé d’initiative à six mois de rémunération pour montrer mon engagement d’entrepreneur, ainsi que ma détermination envers les parties prenantes et les candidats investisseurs, et par respect pour le personnel du groupe dans les entités en difficulté. Nous avons cédé et pérennisé un volume d’activité correspondant à 600-700 personnes sur les 1 300 collaborateurs dans le groupe à mon arrivée, ainsi qu’un chiffre d’affaires rentable d’approximativement 180 millions d’euros. Je suis fier de ce résultat obtenu dans un contexte extrêmement difficile.

 

  • Et après ? 

 

J’ai laissé passer l’été pour récupérer. J’ai profité de mes garçons, joué au golf, regardé le temps passer. En un mot : j’ai ralenti. Aujourd’hui, toutes les activités du groupe déclarées non-viables sont dissoutes ou en voie de dissolution, les autres vendues ou en voie de closing. Et moi, mes batteries sont à nouveau pleines et j’ai retrouvé l’envie d’un nouveau défi. Parmi les multiples éléments d’apprentissage, j’ai compris aussi notamment le caractère essentiel d’être valablement couvert pour le risque d’être questionné sur sa gestion lorsqu'on intervient comme je l'ai été en tant que top manager de transition ou de manière plus durable. En l’espèce, le groupe ne disposait plus d'assurance Directors & Officers (D&O), qui couvre la responsabilité civile des mandataires sociaux et les accompagne juridiquement en cas d’actions contre des actes gestion. La compagnie d’assurance avait fait inclure dans l’année précédant ces événements une exclusion d’intervention en cas de faillite sur la base de l’analyse du bilan du groupe qui était déjà en très forte dégradation...

 

  • Quel conseil donneriez-vous à un dirigeant placé dans la même situation ? 

 

Notre rôle de manager est d’avoir le courage ses compétences à disposition et de prendre des risques personnels pour aider à la restructuration de fleurons parfois en très grandes difficultés. Mais il faut pouvoir intervenir avec professionnalisme et sérénité sans crainte de se voir rechercher pour des actes de gestion dont le caractère raisonnable et opportun serait remis en cause dans le cadre d’une procédure ouverte a posteriori. La vraie question qu’on doit se poser est : quelle aurait été la décision d’un autre manager avisé dans les mêmes circonstances ? Si vous répondez “exactement la même chose”, alors il faut le faire. Mais gardez en tête que cette décision pourrait demain être remise en cause... Pour lever le doute, n'hésitez pas à vous faire assister et à demander conseil auprès d’experts locaux. L’intervention des associés d’O3 Partners à mes côtés m’a grandement rassuré. J'ai d'ailleurs la conviction que cette période intense de ma vie de chef d'entreprise m'aura autant donné que pris. 



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